Artist'info n°3 - avril 2006 -dossier
Le téléchargement
par Bruno Cargnelli, journaliste, musicien
La musique est-elle vraiment un produit comme les autres?
C'est en tout cas ce que l'on peut, et que l'on doit sans doute
comprendre à la suite du vote de la loi du 21 mars dernier.
Celle-ci punit de 38 € d'amende le téléchargement
d'un morceau de musique grâce aux logiciels libres
d'échange de données. L'industrie édicte sa loi.
Les artistes auront leur obole minimale, et ils se seront coupés
des vrais amateurs. Qu'y ont-ils gagné ?
À travers les débats, les prises de position, les
propositions de loi, les amendements contradictoires qui ont fleuri ces
derniers mois sur le sujet du partage et du
téléchargement gratuit de musique par le moyen de
logiciels de "peer-to-peer", on sent bien qu'une fracture profonde (une
de plus) est apparue au sein de la société
française. La loi votée par les seuls
députés UMP le 21 mars 2006 a au moins le mérite
de faire apparaître clairement la ligne de faille, en
présentant les héritiers des "Napsteriens" d'il y a dix
ans comme les brebis galeuses qu'il s'agit de faire rentrer dans le
rang en les frappant au portefeuille. Une stratégie bien plus
efficace que les menaces de peines de prison, et qui permettra surtout
de préserver les bénéfices chancelants des
“major companies". La messe est dite : tout est de la faute des
pirates internautes et la StarAcadémisation programmée du
paysage musical peut continuer tranquillement. Pourquoi la remettre en
cause ? L'ordre règne à nouveau, et les
bénéfices dégagés par l'exploitation des
artistes que l'on rend populaires à coup d'émissions de
télévision (la seule chose qui ait jamais
intéressé l'industrie) seront préservés.
Des années entières de comédies musicales
abêtissantes, bâties sur une seule et unique base : celle
de la recherche à tout prix du plus dénominateur commun -
parce que c'est le disque d'or supposé assuré -,
agrémentées de musiques insultantes à force
d'être insipides, et remplies des trémolos horripilants de
chanteurs hennissant avec une émotion aseptisée. Super !
Quant aux autres, ils n'ont qu'à aller voir ailleurs s'ils ont
le droit d'exister (Souchon nous fera un beau texte
mélancolique). La loi du business est impitoyable.
Elle semble même avoir rendus fous une majorité
d'artistes, qui à coups de pétitions sur Internet et de
déclarations tonitruantes dans les media finissent par tenir des
discours qui s'apparentent de plus en plus à ceux des chefs
d'entreprise protégeant leurs "marques" et leurs "produits". Il
est bien loin le temps où Théophile Gautier - qui
n'était pas, à ce que je sache, l'ennemi juré des
créateurs, ou alors je n'ai pas cornpris le sens de la bataille
d'Hernani - pouvait écrire en préface de "Mademoiselle de
Taupin" « l'art doit être à lui-même sa propre
fin, cherchant à réaliser la beauté pure, sans se
préoccuper de morale ou d'utilité.» Aux
dernières nouvelles, la musique était encore un art. Pas
seulement un marché offrant des possibilités de
carrière. Mais je me demande parfois si nous ne sommes pas
qu'une poignée d'irréductibles à croire que ce bon
vieux Théophile et son "art pour l'art" sont dignes
d'intérêt... Aurons-nous encore voix au chapitre ? Rien
n'est moins sûr. Pourtant la tradition culturelle
française est bien souvent invoquée ces derniers temps.
Mais elle semble avoir changé de nature. Par un processus
analogue à celui qui veut que la logique de l'actionnaire
prédomine sans discussion dans tous les aspects de la vie d'une
entreprise, il semble désormais évident, avec cette loi,
que la seule problématique légitime, en matière de
musique, soit de protéger les intérêts des ayants
droit. C'est là que s'est désormais retranchée
l'exception culturelle française.
Se rendent-ils compte, ces artistes et leurs fameux "ayants droit",
qu'ils sont en train de se couper du public des mélomanes ? Nous
pensent-ils suffisamment crétins pour passer des heures à
rechercher un morceau de musique de nos 20 ans, désormais
introuvable, ou l'interprétation des Noces de Figaro avec
l'orchestre philharmonique de Vienne sous la conduite de Riccardo Muti
- parce que les collections économiques avec le contrebassiste
tchèque qui se mouche au milieu d'un solo et les planchers qui
craquent, ça va cinq minutes - simplement pour les léser
et leur nuire ? N'ont-ils toujours pas compris que tous les amateurs de
musique non-réfractaires à l'informatique ont vu
l'apparition du peer-to-peer comme le moyen de mettre à
disposition des autres ce qu'ils aiment et qu'ils veulent faire
partager ? Ils ont rêvé ensemble - et ils l'ont fait ! -
de créer une bibliothèque d'Alexandrie musicale,
où l'on peut découvrir tout type de musique, toutes les
tendances, tous les genres. Le meilleur et le pire. Mais non :
interdit. Brûlons-la ! Par contre, Apple et son i tunes music
store : ça c'est bien.
Les artistes sont-ils si sûrs, à l'heure où les
groupes émergeants (les vrais, pas ceux d'Endemol) ont tous ou
presque rencontré leur public en mettant leurs titres
gratuitement à disposition des internautes, que le modèle
qui les exploite (n'est-ce pas M. Johnny Hallyday ... ) est le seul
viable ? Je suis d'une génération où il
était parfaitement admis qu'on
enregistre un vinyle sur cassette pour l'écouter en voiture, ou
le donner a un ami pour lui faire découvrir. En
général, s'il appréciait, il finissait par acheter
lui-même le disque, et nous nous retrouvions côte à
côte au concert. L'artiste était-il vraiment
lésé ? D'autant plus que, depuis 1985, Catherine Tasca
avait fait voter la loi instaurant une taxe sur les supports vierges,
destinée précisément à être
reversée, en compensation, aux artistes.
Cela a fonctionné, mais aujourd'hui tout serait
différent. Officiellement, parce qu'il n'y a pas de perte de
qualité lors d'un enregistrement numérique. La nuance est
subtile. Les vilains internautes qui veulent la mort des artistes"
vont-ils vraiment acheter en masse des tours de gravage et inonder le
marché. N'est-ce pas un peu paranoïaque ?
La licence globale, dont certaines simulations démontrent
clairement qu'elle aurait rapporté plus que les malheureux 1
à 3 centimes d'euros qui leur reviendront par
téléchargement de titre à 0,99 €, les
artistes n'en veulent pas. Ils n'acceptent pas de donner pour recevoir.
Tant pis pour eux. Dans un monde marchandisé, c'est pourtant
l'un des seuls moyens d'acquérir une vraie
légitimité artistique. Les jeunes
générations - au moins la frange la plus vivace - le leur
rappelleront bientôt.
Que se passe-t-il donc au pays du droit d'auteur, ce système
dont nos élites aiment tant à rappeler « que le
monde entier nous l'envie » ? Et si, tout simplement, il ne
fonctionnait plus selon ses principes d'origine ? Il semble que le
débat aurait gagné en clarté s'il avait permis
d'envisager un traitement différent des artistes et des ayants
droit, plutôt que raisonner génériquement en termes
de droits d'auteur. Parce que ce n'est pas tout à fait la
même chose. L'artiste, c'est celui qui fait. Sans lui : rien. Pas
d'industrie, pas de Jean-Marie Messier, pas de business, pas de
téléchargement. C'est lui le rouage essentiel. Les ayants
droit, c'est parfois l'artiste lui-même, parfois sa famille, et
nous n'avons pas grand-chose à dire dans ces cas. Par contre, et
parce qu'une vie d'artiste est souvent compliquée, l'histoire
musicale fourmille de ces cessions qui finissent toujours en toute
légalité - par déposséder l'artiste de ses
droits les plus élémentaires. À qui profite donc
le crime ? On se le demande bien, mais on a tout de même quelques
pistes quand on regarde les catalogues des majors, et aussi quand on
considère l'utilisation des taxes sur les supports vierges
destinées à encourager la jeune création.
L'industrie du disque a pour elle ses puissants lobbies, une puissance
de feu médiatique considérable, et toute une frange de la
représentation politique française pour qui aucune
réalité n'existe en dehors des lois économiques.
C'est elle qui a posé le cadre de réflexion. La musique
en fera les frais, c'est sûr, puisqu'elle est désormais
officiellement une marchandise comme les autres. En attendant, la
révolte gronde. Il suffit pour s'en convaincre d'aller faire un
tour sur les forums de débat consacrés au sujet sur
Internet. Le ton général est à la bravade :
« on continuera de télécharger ! De toute
façon ils ne peuvent pas matériellement, fliquer
des millions d'internautes ». Je ne suis pas aussi optimiste...
D'autres encore lancent des appels au boycott de l'achat de disques et
DVD pour tenter de porter un coup fatal aux Majors affaiblies par des
années de dépression du marché du disque. Nous
verrons, Les "artistes institutionnels" devraien tout cas se
méfier, sous peine de subir prochainement le même
discrédit que les hommes politiques et les media
Mais peut-être ont-ils déjà tous décidé de devenir belges…
encadré 1
Et si le gratuit, ça fonctionnait?
Mes enfants ont vu Amadeus, de Milos Forman, sur un chaîne
câblée. Nous payons pour recevoir ces chaînes de
cinéma un abonnement spécifique d'environ 20€/mois,
sur lequel une part revient bien évidemment aux ayants droits.
Etant équipé d'un magnétoscope - un appareil en
vente légale dans le commerce - nous l'avons enregistré
sur une cassette vidéo. Lors de l'achat de ce support
vidéo vierge, nous avons acquitté une taxe de 0,43€
sur les VHS vierges, destinée à être
reversée aux artistes. Fascinés par le personnage et sa
vie, les enfants se sont passés Amadeus en boucle pendant des
mois. (J'en entends déjà crier à l'abus et
demander une taxe proportionnelle au nombre de visionnages.) Ils
connaissent chaque scène par cœur, tout comme la bande
originale. Amateurs de musique, nous disposions de nombreuses
œuvres de Mozart sur CD, que nous leur avons fait écouter.
puis nous avons téléchargé grâce au logiciel
Limewire - dont j'ai légalement acquis la licence pour le prix
de 30$ - des interprétations différentes de certains
mouvements, afin de leur faire apprécier les nuances. Nous avons
ensuite gravé les pistes sur un CD vierge - sur lequel nous
avons acquitté, une deuxième fois, une taxe de 0,27
€, toujours destinée à être reversée
aux artistes. Sommes-nous réellement les fossoyeurs de la
culture? Ne pensez-vous aps que nos enfants, ayant ainsi
découvert Mozart, iront plus facilement entendre le Requiem
à l'église de la Madeleine? Voire qu'ils
achèteront un jour d'autres CD ou tout autre support?
Sérieusement!
encadré 2
traduction de la pochette de l'abum GO2 de XTC, 1978 Virgin
Ceci. est une POCHETTE DE DISOUE. Ce texte est le VISUEL imprimé
sur cette pochette de disque. Le VISUEL est destiné à
faciliter la VENTE du disque. Nous espérons ainsi attirer votre
attention et vous encourager a choisir cet album parmi les autres. Une
fois que vous l'aurez en main, peut-être serez-vous tenté
d'écouter la musique (dans ce cas précis, l'album Go 2 de
XTC). Dès lors, nous voulons que vous l'ACHETIEZ. L'idée
étant que plus vous serez nombreux à acheter cet album,
et plus Virgin records , le manager lan Reid, et XTC eux-mêmes
gagneront d'argent. Pour les sus-mentionnés, c'est tout
simplement synonyme de PLAISIR. Un bon VISUEL est celui qui attire le
plus d'acheteurs et donne donc plus de plaisir. Ce texte essaye donc de
vous fasciner, à l'instar d'une image attrayante. Il a
été conçu afin de vous amener à le LIRE.
C'est ce qu'on appelle duper la VICTIME, et vous êtes la VICTIME.
Donc, si vous êtes un esprit libre, vous devriez CESSER DE LIRE
IMMEDIATEMENT puisque tout ce que ce texte cherche à faire est
de vous forcer à continuer de lire. Évidemment, c'est une
INJONCTION PARADOXALE puisque si vous stoppez effectivement , vous
ferez ce que l'on vous dit de faire, et que si vous continuez de lire,
vous ferez ce que nous voulons que vous fassiez. Et plus vous continuez
de lire, plus vous êtes séduit par la façon dont
fonctionne une bonne pochette de disque. C'est un PIEGE. Et celui-ci
est le pire de tous, puisqu'il décrit le PIEGE dans lequel vous
tombez pendant que vous y tombez. Et si vous avez lu jusqu'ici, vous
êtes PIEGE, mais vous ne l'auriez pas su si vous n'aviez pas lu
jusque-là. Au moins nous vous le disons franchement, au lieu de
vous séduire par un beau visuel ou un autre destiné
à vous hanter, qui ne vous dira jamais pourquoi il a
été conçu. Nous vous faisons savoir que vous devez
acheter ce disque, parce que c'est un PRODUIT, que les PRODUITS doivent
être consommés, que vous êtes en consommateur et que
ceci est un bon PRODUIT. Nous aurions pu inscrire le nom du groupe dans
une typographie spéciale afin qu'il ressorte, et que vous le
voyiez avant de lire ce texte. Et il est possible que vous l'auriez
acheté de toute façon. Ce que nous suggérons,
c'est que vous êtes FOU d'acheter ou de ne pas acheter un album
principalement à cause du visuel sur la pochette. C'est
encore un piège, parce que si vous êtes d'accord, alors
vous appréciez ce texte, c'est-à-dire la
pochette, mais pouvez détester l'album qu'elle contient.
Mais nous vous avons prévenu contre ceci. Une duperie est une
duperie. Une bonne pochette de disque peut être
considérée comme celle qui vous amène à
acheter . Mais cela ne vous arrivera jamais à VOUS parce que
VOUS savez que c'est juste le visuel de la pochette. Et ceci est la
POCHETTE DU DISQUE.
(traduction B. C.)